Des carrelets et des hommes

Pendant des siècles, la pêche au carrelet fut la pêche des pauvres, des sans-travail, des sans-ressources : il fallait vraiment être, par la force des choses, désœuvrés pour attendre de cette pêche aléatoire, de quoi survivre. Impossible de compter sur cette pêche pour assurer la subsistance d’une famille. C’est ce désespoir qu’à bien rendu Puvis de Chavannes dans son célèbre tableau « Pauvre Pêcheur ». La pêche au carrelet a, le plus souvent, apporté un complément alimentaire aux plus défavorisés. De plus, en leurs donnant de temps en temps, lors de prises plus importantes, ou même de pêche miraculeuse, une monnaie d’échange, elle permettait, dans une économie parallèle de troc, de se procurer d’autres biens de consommation.

Cette pêche était facile à pratiquer, nulle autorisation n’étant nécessaire pour s’y livrer. Quant au matériel, rien de plus facile que de se le procurer : un carré de filet, deux arceaux en branches d’acacia, une corde et un bout de bois fourchu comme support. Avec cela, il suffit de s’installer sur le rivage, ou d’entrer dans l’eau, et de relever son engin en espérant qu’au même moment un poisson passe au-dessus. Cette pêche de hasard a quand même certainement permis aux protestants Michelais de survivre, quand, en 1623, la Dame de Théon les eut chassés de leurs maisons et brûlé leurs bateaux de pêche. Pêche des pauvres, donc pêche de femmes. Ce sont les femmes de Saint-Palais qui utilisaient ces pêcheries semi-permanentes décrites par Duhamel du Monceau.

 
Pauvrepecheur

Puvie de Chavannes "Pauvre pêcheur"

 
CartePostal

Royan, le pêcheur s'amuse au dépend des curieux !

 
 

En fait les pêcheurs au carrelet n’ont jamais fait partie de la population halieutique des côtes de Saintonge. C’est plutôt dans les cultures ou la chasse que les pêcheurs de métier recherchaient une diversion à leurs activités professionnelles. C’est avec le début de la « civilisation des loisirs » que les carrelets vont se fixer sur la côte. Il n’en est pas encore question avant 1900. Un livre des années 1880 « La pêche aux bains de mer » ne souffle mot de la pêche au carrelet. Vingt ans plus tard, les carrelets s’alignent sur le Quai Neuf de Foncillon, à Royan, et sur les rochers du Pigeonnier. Les propriétaires de ces carrelets ne sont pas des pêcheurs. Ce sont principalement des membres des professions libérales, des commerçants et artisans, des cultivateurs aisés ainsi que des retraités. Beaucoup sont originaires de l’arrière-pays (des «gens des bois», comme on disait sur la côte), de Saintes ou même d’Angoulême.


 

Ces carrelets sont le plus souvent un simple mât avec un treuil servant à remonter le filet. Henri Clouzot, dans « Les Plages d’Or », s’est plu à nous décrire les mystifications auxquelles se livrent les pêcheurs aux dépens des badauds.

Un genre de sport fort en honneur consiste à dauber les profanes, infatigables donneurs de conseils. Le pêcheur facétieux fait de la fantaisie. Par exemple, au lieu de remonter vivement son engin pour empêcher le poisson de s’échapper, il tire à petits coups, s’arrêtant pour causer ou allumer une cigarette. La galerie s’esclaffe. Le plus amusant c’est que tout en faisant son possible pour ne rien prendre, le mystificateur remonte parfois son filet à demi-plein de mulets.

Les premiers carrelets sur ponton furent des « carrelets de notables ». Construits par des charpentiers professionnels, ils étaient en général gardés et entretenus par un ancien pêcheur retraité, qui s’y livrait à la pêche en l’absence du propriétaire. Par la suite, chaque avancée sociale et chaque augmentation du « temps libre » a amené une démocratisation du carrelet. Ouvriers, employés, retraités accèdent au carrelet. L’autoconstruction se développe, favorisée par l’élévation du niveau de vie et l’allongement du temps de loisir. Sur les carrelets à ponton, le plaisir de la pêche se diversifie. Ce n’est plus seulement l’attrait de la pêche en elle-même. Le pêcheur au carrelet peut se livrer à la méditation et à la contemplation de la mer, tout en remontant son filet de temps en temps. C’est cette détente face à la mer « toujours renouvelée » qui constitue alors le plaisir du carrelet.

 

Les cabanes sont également un lieu de réunion, en famille ou entre amis, surtout lorsqu’elles sont dotées d’un certain confort. Le carrelet est devenu une sorte de résidence secondaire, un lieu de détente et de convivialité et remplit alors un rôle similaire à celui des « jardins ouvriers » des banlieues, des cabanons, des palombières, des tonnes de chasse. C’est là un aspect social du carrelet qui a sans doute favorisé son développement dans les années 50. La venue de nouvelles formes de loisirs, notamment la télévision et l’essor de l’automobile, est peut-être la cause d’une certaine désaffection du carrelet dans les dernières décennies. Une nouvelle motivation est actuellement en train de naître et fait apparaître une nouvelle sorte d’amoureux des carrelets : les défenseurs du patrimoine. La quasi-destruction des carrelets lors des dernières tempêtes a fait prendre conscience de la place qu’ils avaient pris dans le paysage côtier saintongeais. Et les propriétaires actuels cherchent en les reconstruisant, non seulement à retrouver le plaisir ancien, mais aussi à conserver les éléments d’un patrimoine né il y a un siècle, qui se rattache néanmoins à une vieille tradition.

 
Pecheur

Propos de pêcheurs :

Point d’appâts dans le filet. Le poisson se prendra tout seul; on remonte de temps à autre le filet, pour voir, si par hasard… On ne pêche pas au carrelet pour vendre son poisson ou pour se nourrir. C’est un loisir tranquille, un havre de paix et de méditation. C’est une philosophie ! (M. L.)

Les pêcheurs des carrelets, surtout les Michelais, ne sont pas des professionnels. Quand ils ont pêché une cuisine d'éperlans, quatre mulets ou une demi-douzaine de gâtes, ils sont heureux… Le carrelet n’est pas seulement une installation de pêche, c’est un lieu convivial où l’on reçoit ses amis pour un café, un apéritif, où l’on fait la lecture ou de longues siestes…(L. R.)

Ce que j’apprécie le plus, c’est la convivialité qui existe entre les propriétaires de carrelets… Je n’attrape pas quelque chose à tous les coups mais ça ne fait rien. J’aime être ici tout simplement… Venir lire quelques heures sur les bords de l’estuaire c’est vraiment extraordinaire, on se ressource comme nulle part ailleurs (G. F.)